Marie-Claude Hubert
René Lew
les 1er et 2 février 2025
à l’ITP
83 boulevard Arago, 75014 Paris
dans l'amphithéâtre
Argument
Depuis le vieil Eschyle, depuis Sophocle et son Œdipe Roi, la littérature a tenté de décrypter l’inconnaissable de la folie, qu’il s’agisse de la folie du pouvoir ou de la folie au sein de la cellule familiale, elle s’est intéressée au rêve, particulièrement depuis Gérard de Nerval, elle a tenté d’apprivoiser la mort. Depuis Freud, littérature et psychanalyse ont partie liée. Rappelons que ce sont les Surréalistes qui ont introduit sa pensée en France. Le Manifeste du surréalisme, dès sa première version en 1924, commence par un triple éloge, celui de l’imagination que l’on perd trop souvent au sortir de l’enfance, celui de la folie, et enfin celui de Freud. Les écrivains, quand bien même ils rejettent la psychanalyse, comme Giraudoux ou Montherlant, se positionnent par rapport à elle. La plupart d’entre eux, tel Ionesco, affirment que Freud a radicalement transformé la lecture des textes littéraires. Beckett, qui a toujours été un grand lecteur des théories psychiatriques et psychanalytiques, ne cesse d'interroger les caprices de la mémoire, le retour en boucle du souvenir. Son œuvre est une vaste méditation sur leur fonctionnement, surtout lorsqu’ils sont parasités par quelque chose qui est de l’ordre de la folie. Essayant de dire l’indicible, elle nous emmène aux portes de la mort, tout près du vide. Grand lecteur de Freud lui aussi, Arthur Adamov, qui a sombré dans la psychose, prête à ses personnages son propre sentiment persécutoire. Nathalie Sarraute traque les non-dits, les « tropismes » qui brusquement révèlent le préconscient. Les traumatismes qu’ont engendrés les guerres et les grands génocides du XXème siècle, le goulag et les camps de concentration nazis, sont également l’objet de la méditation de bon nombre d’écrivains, tels Claude Simon, Jean-Claude Grumberg, et bien d’autres. On pourrait multiplier les exemples des auteurs qui formulent les mêmes interrogations que les psychanalystes sur la psyché. Seuls diffèrent les angles d’attaque. Leur confrontation sera l’objet de ce colloque.
Marie-Claude Hubert,
le 17 juillet 2023
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On s’intéressera aussi pour beaucoup à tous ceux qui ont précédé la psychanalyse dans leur propos. Au point que tant Freud que Lacan ont reconnu leur être redevable.
Sur l’axe de ce colloque comme Marie-Claude Hubert le définit, je grefferai la charpente de ce qui vient questionner la structure signifiante des textes comme des sujets.
R.L.
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Un « au-delà du roman » ou bien l’écriture au-delà ?
Dans le chapitre qu’il intitule « Au-delà du roman »[1] Maurice Nadeau considère l’écriture de Jean Reverzy, celle de Pierre Klossowski et celle de Samuel Beckett. Il en souligne « cette réalité indicible de quoi la littérature est faite » (p. 150). Cela nous ramène à cette remarque d’Alain Robbe-Grillet[2] :
« Godot, c’est Dieu. Ne voyez-vous pas la racine God que l’auteur emprunte à sa langue maternelle ? […] Ou bien Godot, c’est la mort ; on se pendra demain si elle ne vient pas toute seule » (p. 125).[3]
La mort est effectivement au rendez-vous des romans de Beckett (explicite dans Murphy, Molloy et Malone meurt…), comme de ses pièces de théâtre. Ensuite ce qu’on imagine comme mort effective est conditionné par ce que Freud appelle « pulsion de mort », le pendant existentiel de la castration dans le langage : le langage se châtre lui-même à ne plus tenter de saisir une réalité qui échappe de toute façon, y compris au travers de ce qu’elle conditionne (récursivement) de psychique (en termes de « réalité psychique » de Freud).
Au fond, c’est la coupure (la barre portée sur l’Autre et sur le sujet, selon Lacan) qui est déterminante des choses et par son intermédiaire l’est aussi le vide inhérent à toute signifiance et qui n’est opératoire que pour lui faire induire, à celle-ci, quelque signification. L’Innommable et Comment c’est[4] vont dans ce sens. Au total c’est l’infondé qui domine, à attendre dialectiquement comme un fondement de non-fondement, comme l’existentiel subjectif se résume en jouissance, quant à elle d’autant plus existentielle.
La cote affective (Affektbetrag de Freud) est ainsi ramenée au plus bas et le désir se fraye à partir de là une voie difficile à suivre.
Aussi il n’y a pas à opposer Beckett à Joyce : dans les deux cas la littérature n’a qu’un seul objet : le langage lui-même (voir le chapitre 8, intitulé Anna Livia Plurabelle de Finnigans Wake).
Mais cette « quête » n’est pas celle d’un « néant » (Nadeau) : elle devient celle de la lettre, dans sa littoralité[5] fondée de litura, fange, déchet, litière… C’est d’être de la merde[6] que la littérature se soutient dans les meilleurs des cas[7] et promeut l’objet a de Lacan, d’être abject à devenir mirifique (agalma). Mais la glaise appelle à se pétrir, à devenir sculpture en sens inverse de celle que le ciseau fait sortir du bloc de marbre. Le rien n’est de toute façon pas le néant ― il est la chose même, tendant à la cause, à revenir sur un supposé initium dont on se passe en fait (Ur-sache, Sache valant pour être un « truc »).
Lacan, depuis un tel « éclatement » parle aussi de ravinement du discours et de ruissellement de petites lettres.[8]
« Rien n’est plus réel que le rien », affirme Beckett (cité par Nadeau). La littérature contrevient ainsi à un ordre établi et régnant, prédicatif, prédictif et prescriptif. Le négatif fonde dialectiquement le positif qui en garde un goût de supposition. Aucune affirmation ― non plus celle-ci ― ne se départit d’incertitude (d’Unglauben, comme Freud le souligne à la fin de son œuvre).
Aussi la littérature ― si elle se tient, si son discours tient[9] ― est-elle éminemment subversive ― comme le sujet n’est pas le moi et comme le protagoniste lui aussi (même situé en avant du chœur dont il est extrait) s’efface au travers du discours qu’il tient ― comme le psychanalyste choit et s’efface à tenir la rampe d’une « cure » bien menée. La littérature, c’est donc l’effaçon bien mené. Toute l’œuvre de Robbe-Grillet va dans ce sens.[10]
Est-on en droit de soutenir que, sans ironie sur soi, il n’y a pas de littérature qui tienne ? En cela écrire ne se distingue pas de parler en psychanalyse. Le non-croire (le « doute », l’« incertitude » ?) ne peut que s’en prendre à soi-même et s’avérer le matériau princeps d’une déconstruction elle-même bien menée. De toute façon, en écrivant, on ne peut jamais que douter qu’on écrive ― absolument, c’est-à-dire sans modaliser l’écrire : ni l’écrire vraiment, ni véridiquement… comme, malgré Lacan, il n’y a pas à distinguer nettement « la psychanalyse vraie et la fausse »[11]. En effet Lacan souligne[12] que « nous devons entendre Freud quand il nous dit que[,] dans le rêve, seule son élaboration l’intéresse ». Autrement dit n’est à retenir que « l’articulation », du langage plus que des choses ― sachant qu’il n’y a de telles « choses » que sous des rapports. C’est là encore en souligner la fonctionalité.
Le « désastre » n’est pas métaphysique, mais les désastres de la guerre (Goya), accrus par la technique moderne, et l’anéantissement des Juifs d’Europe (ne serait-ce qu’eux), facilité par la même technique, en « réalisent » l’importance proprement humaine. Pourtant ce n’est pas là question de « pulsion de mort », car celle-ci je la tiens pour fonder l’existence[13]. C’est que ladite humanité est traversée de choix logico-politiques, dont certains fondent une destructivité qui n’est ni ontologique ni pulsionnelle : ce serait plutôt un se-laisser-aller dans une confusion (entre intension et extensions fonctionnelles) de la destruction avec la pulsion dite de mort.
Si « Dieu est dire » (Lacan), c’est à rappeler ces choix énonciatifs de nomination dont on peut éviter d’attendre éternellement un bénéfice quelconque (plus Lustgewinn, gain de jouissance, que profit pur et simple, car celui-ci ne tient pas compte de ce qui échappe de la parole dans le langage ou de la force de travail dans le travail et son résultat tangible). Le rappel de cet échappement est un lien « incestueux » du sujet ― tenant du signifiant qu’il métaphorise comme sujet ― avec le réel[14]. Et je dis « du sujet » (nouant un lien d’indécidabilité avec le réel) pour ne pas en souligner un moteur de vérité, par trop souvent illusoire.
Maurice Nadeau note ainsi que le narrateur disparaît dans son discours et se réduit à ne devenir « plus qu’un être, ou un mythe d’être, subsistant à l’intérieur de n’importe quelle enveloppe monstrueuse » (p. 158). Parlant de l’Acropole, en étant surpris de l’évidence de son existence, Freud fait allusion à ce qu’il imagine comme une possible rencontre avec le monstre du Loch Ness auquel on ne croyait pas jusqu’alors. Pour moi le monstrueux de l’affaire serait plutôt ― philosophie de l’« être » aidant ― l’œuvre de Heidegger. Précisément le travail de Beckett contrevient à une telle descente aux Enfers : notre quotidien est un enfer de bonnes intentions… qui ne mènent nulle part. Rares sont les réalisations signifiantes. Et rares les œuvres qui tiennent la route. Rien de pire que la langue (d’Ésope à Théophraste et La Bruyère). Et « le langage, royal créateur, est également destructeur » (ibid.). L’inanité que pointe Mallarmé est proche.
Comme il n’y a pas d’effaçon bien venu, il n’y a pas de signifiant pour se signifier de lui-même ― seule en subsiste l’expérience à mener de la parole, seule à même, à mon sens, de lutter contre les exactions d’une société vouée à l’économie politique sans en comprendre les ressorts.
Parlant d’Étienne Gilson, Lacan en avoue que lire celui-ci lui est plus-de-jouir. Quel rapport semblable de l’écriture et du plus-de-jouir ?
René Lew,
le 25 juin 2023
[1] M. Nadeau, Le roman français depuis la guerre, idées, nrf, Gallimard, 1963.
[2] A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, idées, nrf, Les éditions de Minuit, 1963 (la même année que le livre « anthologique » de Nadeau).
[3] Voir le pseudo-paradoxe du pendu, in W.V.O. Quine, « On a Supposed Antinomy », The Ways of Paradox, Harvard University Press, 1966 ― qui se conclut ainsi (relativement au fait que même l’exhaustion des possibles entraîne une sidération de la conclusion, et selon le raisonnement du prisonnier risquant la pendaison) : « […] let me suspend judgement and hope for the best » (p. 21), façon de s’en remettre à Dieu.
[4] Rappelons Lacan : C’est comment ? C’est qu’on ment. « Ce qu’on dit ment [sic] » (séminaire Le sinthome, le 18 novembre 1975), façon d’épicer l’intérêt pour les choses.
[5] J. Lacan, « Lituraterre », Autres écrits.
[6] Voir le colloque Lysimaque, El estallido : la récursivité comme éclatement de l’univers du discours et imprédicativité entre les jouissances (2020).
[7] Cela signifie que « l’histoire » contée se fonde le plus communément sur ce qui ne va pas et fait déchet et que le style permet de se débarrasser ou de faire passer (dans tous les sens de la locution) un tel déchet.
[8] Voir François Baudry, Éclats de l’objet, Campagne première, 2000.
[9] Cf. le colloque Lysimaque/Collège international de philosophie, Psychanalyse et réforme de l’entendement (II), Qu’un discours tienne…, 1997.
[10] Les Gommes,…
[11] J. Lacan, Autres écrits, Seuil.
[12] Loc. cit., p. 171.
[13] Voir R.L., Pulsion de mort et pulsion de destruction, Lysimaque, 2023.
[14] J. Lacan, « L’étourdit », Autres écrits, p. 453.
Inscription
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courriel: lysimaque@wanadoo.fr
tél 06 12 12 85 97
Entrée libre pour les étudiants
100€
Le nombre de places étant limité, on est prié de s'inscrire dès maintenant
Programme
Samedi 1er février, dans l'amphithéâtre
matin, 9h00
― Emmanuel Brassat, La poétique improbable de la psychanalyse
― Sarah Schulmann, Résistance de la littérature
― Julia Debray, Lacan, littéraire avant tout. Qu’en est-il pour la fonction de l’analyste ?
après-midi, 14h30
― Marie-Claude Hubert, La voix dans le deuxième théâtre de Samuel Beckett
― Annick Asso, Désigner et représenter le trauma du génocide au théâtre
― Claude Imbert, Sur quelques paradoxes de Fin de Partie : Beckett transforme le spectacle
― Felipe Bastidas (Quito), Para obnubilarnos de otras formas (Pour nous obnubiler d’une autre manière)
Dimanche 2 février, dans l'amphithéâtre
matin: 9h30
― François Ardeven, Jouer aux échecs avec Samuel Beckett, une lecture analytique de Murphy
― Michel Bertrand, Le jeu avec les maux dans Certainement pas de Chloé Delaume
― Lis Haugaard (Copenhague), Hélène Cixous et la question de l’écriture féminine
après-midi, 14h30
― Bernard Hubert, Artaud nous parle de Van Gogh…
― Soraya Makhloufi, Pour un oui, pour un non, de Nathalie Sarraute ou : l’Éloge des interstices
― René Lew : Habiller le monde d’un pantalon. À propos du Génie du lieu de Michel Butor