Epistémologie de la psychanalyse (VIII)
La langue du cinéma,
lalangue au cinéma
René Lew
Lalangue ― ce concept de Lacan correspondant, à mon sens, à la parole et, dans ce lien d’échange que la parole constitue, à la logique récursive fondant le langage[1] ―, lalangue, donc, réinitialise en termes réversifs de liens signifiants (S1 → S2), ce que Freud, sans référence à Saussure, a spécifié de la pulsion dans ce qui la fonde comme articulation du somatique au psychique (ou impact psychique du corps), et ce dont Lacan souligne la réversion asphérique comme dire prenant corps. Si le signifiant saussurien (ou linguistique en général) est là impliqué comme binaire (S2) de se rapporter nécessairement à au moins un autre signifiant pour se donner quelque existence, aussi fugace voire fulgurante que soit cette implication, et tout comme Freud a été logiquement contraint d’impliquer un refoulement primordial à la base du refoulement proprement dit, dès lors second dans cette construction de l’inconscient, Lacan a été amené à spécifier comme Vorstellungsrepräsentanz cet S2, faisant ― c’est moi qui le dis ― de la représentance détachée de la représentation un signifiant dit unaire (S1) de correspondre à la globalité de la réversion mœbienne fondant toute signifiance, quand les S2 se distinguent d’y tenir des places locales. Soit la définition de l’aliénation par Lacan :
(S1 → (S1 → S2)).
Ma question, issue de cette donnée, insaisissable comme telle, de la psychanalyse, en devient : comment articuler en termes imaginables, et donc accessibles, cet insaisissable, somme toute intensionnel, de la représentance (« un signifiant représente un sujet [pour] auprès d’un autre signifiant ») qui n’est jamais que la correspondance dans la conceptualisation de Freud de ce que la logique du signe au XIVème siècle[2] a spécifié comme suppositio d’un signifiant par un autre. Cela se double de la transposition (Frege : Vertretung) de la représentance ― comme telle inaccessible ― en particulier en images spécifiables comme accessibles, maniables, repérables,…
Aussi j’aborderai ― j’ai envie de dire : directement[3] ― cette question par le cinéma et donc l’image animée. Cette question a même fondé la mise en scène des films muets dans les premiers temps du cinéma. Et c’est là aussi une expérience intéressante de suivre certains films, bien mis en images, en coupant le son (ailleurs que dans les « salles obscures », bien sûr).
Freud parle de « complexe de représentation » (dans son livre de 1891 sur les aphasies) et une représentation limitée à des images n’est qu’une restriction de ce complexe.
Il n’empêche que je poserai la question de la mise en images de lalangue ― soit essentiellement le rythme[4] du film, la succession des plans, la sous-jacence de la forme à l’histoire ainsi contée qui n’est dès lors elle-même qu’une mise en forme de lalangue. C’est donc la dynamique même de lalangue qui m’attardera tant au cinéma que dans le roman, depuis même Cervantès.
Dès lors la correspondance film-roman est ce qui me servira d’appui, que j’en vienne à insister sur l’un ou sur l’autre ou sur leur lien dans la transposition des supports.
Car je dois dire que ce que j’aime dans un roman ― j’admets ne pas avoir besoin qu’on entérine cette position ―, c’est qu’en sous-jacence il parle du langage et dès lors de lalangue. Ainsi de Finnegans Wake.[5]
Aussi n’est-ce pas uniquement la mise en mots littéraire qui nous retiendra, mais aussi la mise en images animées (dès lors : anima → psyché, Seele ; lalangue, c’est « l’âme » de l’œuvre). Et je suis près de croire que ce qui m’intéresse dans un film est aussi qu’il traite, incidemment, de lalangue.
Dans un texte annexe à cet argument ― et en introduction à ce séminaire ― je traiterai du complexe de représentation, du passage mots → images, des dites représentations en termes de choses (Sachvorstellung) ou en termes de mots (pluriel : Wörter) ou paroles (pluriel : Worte) : (Wortvorstellung). Il s’agit encore de figurabilité (Darstellbarkeit, soit « les moyens de la mise en scène »[6]), et d’aphasies selon la métonymie ou selon la métaphore, du schématisme de la structure, Umordnung, Umschrift, Umgehung (contournement), de phénomènes fonctionnels hypnagogiques et hypnopompiques…
En fait, il m’apparaît au plus simple que la jonction film-roman s’effectue depuis la transposition de certains romans à l’écran. Donc la question que je voudrais résoudre ― en deçà de la transposition de « l’histoire », soit des faits et gestes ―, la question est celle du contournement par lalangue de la différence mots/images ; soit le contournement du non-rapport entre mots (et phonèmes) et images (et représentations), selon la définition de Lacan : c’est leur équivalence extensionnelle qui fonde leur non-rapport.
*
Aussi je donne ici une première liste de films et leur coordonnées « romancées », sachant que ce que j’en retiendrai est avant tout leur valeur signifiante ― qui n’en oublierait pas le fond de ma question.
― Vertigo (Sueurs froides) de Hitchcock ;
[D’entre les morts de Boileau-Narcejac] où la question même de l’image est posée vis-à-vis de l’équilibre de l’amour et de la mort.
― Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, d’après le Traumnovelle (Le roman du rêve) d’Arthur Schnitzler, où il est question d’un double regard ― dont rien n’assure qu’il voie ― là encore sur la vie, la mort, l’amour, le sexe et les retentissements permettant un certain rapport à l’Autre.
― Les leçons persanes de Vadim Perelman, soit l’invention d’une langue, sur fond de camp de la mort.
― Mort à Venise de Luchino Visconti, d’après Thomas Mann, sur le désir, la mort, la musique et l’homosexualité.
― Le mépris de Jean-Luc Godard d’après Alberto Moravia, sur la séparation d’un couple lors du tournage d’un film.
― L’île du docteur Moreau (1932, 1ère version) de Erle C. Kenton d’après Herbert George Wells sur la transformation des animaux en hommes.
― Jules et Jim de François Truffaut, sur le personnage composite de Catherine réunissant plusieurs héroïnes du roman de Henri-Pierre Roché.
― Le château de l’araignée d’Akira Kurosawa, d’après Macbeth de Shakespeare pour la mobilisation de la forêt.
―Le procès d’Orson Welles d’après Kafka, pour l’absurdité organisée.
― Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, d’après Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad.
― The reader (Le liseur) de Stephen Daldry d’après Der Leser de Bernhard Schlink, pour ce qu’il en est de lire (en lien avec l’amour et la mort, une fois de plus).
― Il sol dell’avvenire (Un avenir radieux) de Nanni Moretti où chaque séquence vient en rupture avec la précédente, ce qui souligne par le discontinu le continuum de la signifiance,
― Le fantôme de la liberté de Luis Buñuel est aussi fait de coq-à-l’âne
― et de nombreux autres films que nous n’aurons guère le temps de commenter.
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Calendrier et programme du séminaire du lundi en 2025-2026
Cinéma et littérature
6 octobre 2025 : Vertigo
3 novembre : Eyes Wide Shut
17 novembre : L’invention d’une langue
1er décembre : Le liseur
15 décembre : Le mépris
5 janvier 2026 : Mort à Venise
19 janvier : Jules et Jim
2 février : Le château de l’araignée
16 février : invité : Hugo Nathan-Murat, scénariste
16 mars : Le procès
4 mai : Apocalypse Now
18 mai : Don Quichotte (3 films)
[1] Selon la différence bien refondée par Lacan dans son premier « Rapport de Rome », « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », de 1953.
[2] Lire Joël Biard, Logique et théorie du signe au XIVème siècle, Vrin.
[3] J. Lacan : « Mais ne peut-il y avoir aussi dire direct ? », Autres écrits, p. 453.
[4] Voir Henri Meschonnic, mais aussi Gilles Deleuze, L’image temps et L’image mouvement.
[5] J’en étudie le chapitre 8 dans mon livre Hölderlin, la littoralité et la structure poétique du discours, Lysimaque, 2021.
[6] J. Lacan, Écrits, p. 512.
Dates, horaire, lieu
Les 1er et 3ème lundis du mois hors vacances scolaires, d'octobre à mai, à partir du 6 octobre 2025, à 21h00 précises.
7 bd de Denain, 75010 Paris, code (écrire à la Lysimaque pour obtenir le digicode), interphone, esc. B, 1er étage à gauche.
Participation en présence privilégiée plutôt qu'en Zoom.
En cas d'impossibilité, les codes Zoom sont fournis sur demande.
Parler à ECLAP en 2026
Économie subjective et économie politique
De l'œdipe au fascisme
René Lew
Nous poursuivons cette année sur la lancée de 2025 en complétant le propos dans le sens initialement prévu.
Le passage d’un champ à l’autre ― celui du sujet de l’inconscient et celui de la jouissance de l’Autre et de l’exploitation ―, ce passage est facilité par leur commun schématisme ― au mieux imprédicatif, au pire uniquement prédicatif. C’est que rien de ce qui n’est humain ne se départit du fondement signifiant des sciences conjecturales.
La prédicativité conduit aux pires exactions induites par les facticités en jeu ― du délire individuel à celui des camps, en passant par le délire groupal du communautarisme et des rassemblements organisés.
Amour, haine et ignorance ne sont que des opérations impliquant l’échange entre interlocuteurs, selon un rapport à l’Autre et aux choses, tel que le sujet tend à s’y soumettre, exactions qu’il subit comprises.
Programme (avec Zoom)
- 28 mars : Transfert, destitution subjective et désêtre
- 18 avril : Les formules de la sexuation. Métaphore et modalités déontiques
- 30 mai : Les choix inconscients du sujet. Acte analytique
- 27 juin : Les facticités de Lacan, les délires et la sé-paration
Traduction : Ana-Claudia Delgado
Lien et codes Zoom (ainsi que d'autres informations) à demander directement à :
encuentroclinicolacaniano@gmail.com